Tribune de Muriel Pénicaud Publiée dans La Croix le 03/10/2023
L’altérité est une richesse. L’histoire de notre pays le démontre. Près d’un tiers des Français ont au moins un parent ou un grand-parent immigré. Sur plusieurs siècles, nous sommes tous concernés. L’étranger ce n’est pas l’autre, c’est vous, moi, nous tous. Marseille a été fondée par les Phocéens et a grandi par l’apport de multiples populations méditerranéennes.
La diversité a toujours nourri et stimulé notre pays, dans la vie économique comme dans la science et l’art. Stigmatiser la différence, c’est nier l’histoire et la vie. Que jouerait un musicien sur un piano sans touches noires, rétréci aux seules touches blanches ? « Rien n’est solitaire, tout est solidaire », écrivait Victor Hugo.
Certains agitent la perception d’une menace d’« invasion ». Agiter la peur est toujours plus facile qu’embrasser la complexité du réel. La question quantitative des flux d’immigration se pose surtout lorsqu’elle se double d’une concentration géographique. Elle renforce le défi et la nécessité de l’intégration.
Le nombre de réfugiés et de déplacés augmente considérablement dans le monde, 110 millions depuis un an. Loin des représentations, 80 % de l’immigration africaine se fait entre pays africains, non vers l’Europe. Les flux financiers envoyés par les migrants vers les pays pauvres sont plus élevés que l’aide au développement ou les investissements étrangers, en croissance à 660 milliards d’euros, dont seulement 8 % vers l’Afrique. L’immigration est l’un des grands acteurs de la mondialisation.
En Europe, l’immigration au sens large a permis la révolution industrielle. Depuis 150 ans en France, Bretons, Provençaux et Alsaciens, puis Italiens, Portugais et Espagnols sont venus travailler dans les mines, la sidérurgie, le BTP et l’automobile. Aujourd’hui, Africains et Européens de l’Est et des Balkans sont indispensables dans les « métiers essentiels » des services.
Si les immigrés représentent 10,3 % de la population française, ils constituent 38 % des employés de maison, 25 % des agents de sécurité, 17 % des salariés de l’hôtellerie-restauration, 17 % des médecins hospitaliers. L’un des défis d’intégration est que près de la moitié d’entre eux résident en Île-de-France, où ils représentent même 60 % des aides à domicile. La progression est réelle (+ 36 % en France en vingt ans) mais bien moins qu’en Allemagne, dans les pays nordiques ou en Europe du Sud. Les 7 millions de migrants paient cotisations et impôts, alors que leur pays a payé leur éducation. Ils sont contributeurs de la solidarité.
La progression peut-elle s’inverser ? Non, par un double effet démographique. Les pays du Nord (Europe, Amérique du Nord, Russie, Chine, Japon) connaissent une forte décroissance démographique, avec une baisse de natalité et un allongement de la durée de vie. Cela génère un besoin accru d’emplois de soins et d’aide à la personne, et une pénurie d’afflux de jeunes sur le marché du travail. Or le Sud est jeune, un Africain sur deux a moins de 20 ans, avec des défis économiques et éducatifs immenses. Pénurie de main-d’œuvre d’un côté, pression démographique de l’autre : les migrations vont augmenter. La question n’est pas « peut-on l’arrêter ? » mais « comment en faire une chance pour les migrants comme pour les pays d’accueil ». Le fiasco du Brexit le démontre a contrario.
Le dialogue entre l’Europe et les pays méditerranéens et africains est parfois rugueux, mais crucial. S’y mêlent des intérêts financiers, l’évolution de l’aide au développement, des différences culturelles et religieuses, un ressentiment profond vis-à-vis des colonisations insuffisamment réparées. La France ne peut ni résoudre cela seule, ni ouvrir ses frontières sans limites. Mais pour ceux que nous accueillons, l’effort d’intégration à faire est considérable, différent de l’assimilation ou du communautarisme.
L’intégration générerait-elle un appel d’air ? La femme excisée ou l’homosexuel pourchassé, le cadet quittant sa famille qui a trop de bouches à nourrir, la journaliste menacée, le réfugié climatique, la victime de la guerre en Ukraine ou au Soudan n’ont pas le choix, c’est leur courage qui leur fait traverser la Méditerranée ou les Alpes au prix de multiples dangers. Les maltraiter va les en dissuader ? Cela ajoutera juste du malheur à un malheur plus grand.
Aujourd’hui, non seulement on intègre insuffisamment, mais on brise des réussites d’intégration en cours avec la croyance inhumaine et absurde que cela en découragera d’autres. Quel gâchis humain, sociétal et économique ! Les leviers d’une intégration réussie sont connus : ce sont l’école et l’entreprise, soutenus par le logement, le sport, la culture, la formation linguistique, et l’aide psychologique pour les victimes d’extrême violence.
Commençons par régler le plus facile :
Mettons en place des visas professionnels dans les métiers en tension. Tant de PME sont sauvées par l’embauche de migrants, avec souvent des liens d’amitié qui se nouent ;
- Permettons aux demandeurs d’asile de travailler après un mois de présence au lieu de six : ils veulent contribuer, pas être assistés ;
- Reconnaissons les diplômes étrangers avec si besoin des passerelles de formation : pourquoi obliger des médecins à devenir livreurs ?
- Encourageons les mineurs non accompagnés apprentis ou lycéens professionnels à obtenir un diplôme : le jour de leurs 18 ans, ils perdent leur statut et doivent abandonner la formation. La France jette ces jeunes pleins d’espoir dans la marginalité, beaucoup deviennent SDF ;
- Arrêtons l’incohérence kafkaïenne : de nombreux travailleurs étrangers sont en règle vis-à-vis du droit du travail et perdent leur titre de séjour.
Le pape à Marseille nous a appelé à dépasser la peur et l’indifférence. Une seule voie est digne et pragmatique : un humanisme de responsabilité, de coopération et d’ouverture. À hauteur de femmes et d’hommes. Pour accueillir l’autre sans peur, il faut d’abord savoir qui on est. Nous sommes appelés à un débat démocratique essentiel : quel peuple, quelle humanité voulons-nous être ?