Article paru dans la Revue Administration éditée par l'ACP : Le Nouvel Age du Travail

Le bouleversement du travail que nous voyons advenir est d’une ampleuret d’une rapiditéinédites dans l’histoirehumaine. Comme si l’invention de l’imprimerie, de la machine à vapeur et del’électricité, qui ont révolutionné l’économie et les rapportssociaux en 400 ans, avaientlieu en une seule décennie.

Voilà le défi qui nous attend tous, gouvernants, entreprises, syndicats, administrations, associations, media et société civile toute entière: enjamber ensemble le mouvement pour le transformer en progrès économique, social et écologique, ou se laisser emporter par un tsunami qui génèrerait chaos et abandon de nombreuses personnes au bord du chemin.

 

Quatre grands lames de fond vont modifier profondément le monde du travail dans les années à venir: l’intelligence artificielle, la transition écologique, l’évolution démographique, et le changement du rapport au travail.

Globalement, ce sont un milliard de jobs qui vont être créés, détruits ou profondément transformés à l’échelle de la planète d’ici dix ans. Dans nos économies développées, selon les organismes de recherche cela représente entre 50 et 80% des emplois.Même si le bilan quantitatif sera probablement positif in fine, la vitesse et l’ampleur de la transformation à mener sont redoutables.

La première lame de fond est sans conteste l’intelligence artificielle.

Au sens large, la nouvelle transformation numérique (intelligence artificielle « classique » et générative, big data, cybersécurité, métavers, automation…) va modifier une grande partie des activités, des chaînes de valeur et des relations de travail.

L’IA « classique » (dontChatGPT n’est qu’une première ébauche) vise à automatiser des tâches, mais aussi générer des données pour prendre des décisions plus éclairées. Les tâches « logiques » répétitives, analytiques et transactionnelles vont pouvoir être automatisées pour devenir plus rapides, plus fiables et mieux renseignées. Cela concerne particulièrement les « cols blancs » et moins les ouvriers qui ont déjà connu une grande vague d’automatisation et délocalisation dès les années80. Pourront être en bonne partie remplacées ou améliorées par l’IA des tâches telles que la comptabilité, l’analyse juridique, le recrutement, la sécurité, les services publics administratifs, la relation clients, la gestion des flux et des stocks, la radiologie et les diagnostics médicaux, la rédaction d’analyses et synthèses, les outils d’aide àla décision… La recherche va connaître un développement très important, notamment dans le domaine médical où l’accès instantané à des milliards de données laisse entrevoir des progrès importants dans la détection, la prévention et le traitement des cancers et des maladies neuro-dégénératives. Les métiers artisanaux et manuels devraient être les moins touchés.

En outre, la correction des biais sexistes et racistes des algorithmes (puisqu’ils reproduisent les données du passé), leur transparence et de leur maîtrise démocratique sont des sujets politiques majeurs, auxquels l’Europe tente la première d’apporter des réponses.

L’IA générative, dont les premières applications commencent à être visibles, va créer des contenus totalement nouveaux, imitant ce qu'elle a observé dans les données lui ayant été injectées pour créer du neuf.Sont directement concernées les domaines de la création artistique, des media de la publicité, du design et de la mode, avec de redoutables questions sur l’éthique, les droits d’auteur, la transparence et la maîtrise démocratique des algorithmes, et plus généralement la frontière philosophique et technique entre l’humain et la machine. Comment saurons-nous qui a écrit tel livre ou tel article, un homme ou une machine ? Qui sera responsable des débordements ? Qui de l’homme et de l’IA sera le maitre et qui sera le serviteur ? La coopération dominera-t-elle ? La finance est un serviteur fort utile à l’homme, nous en avons fait un maître. Qu’en sera-t-il avec l’IA ? Dans quelle proportion le travail sera-t-il remplacé, amélioré, dégradé, augmenté ?

Deux conséquences sociales de la généralisation de l‘lA sont encore sous-estimées, et nécessitent un dialogue social national et international nouveau.Tout d’abord, les cols blancs étant les plus touchés, et leurs tâches transformées, rien ne s’oppose à une délocalisation importante de leurs emplois, comme les cols bleus ont pu le connaître lord des dernières décennies. Comment prévenir et appréhender cette question ?

Par ailleurs, les conditions sociales et éthiques dans lesquelles l’IA est «entrainée »nécessitent un encadrement. Des dizaines, peut-être des centaines de milliers d’ «ouvriers du clic» en Asie du Sud-Est et en Afrique, souvent des adolescents payés un dollar par jour, « nourrissent » l’IA de données et corrigent ses micro-comportements pour « l’éduquer ». Comment réguler ces nouvelles chaines de valeur inégalitaires ?

Sur le plan écologique, le numérique, et l’IA en particulier, qui manipulent des milliards de données dans le monde, sont très consommatricesd’énergie. Le virtuel a un impact largement sous-estimé, qui doit être pris en compte dans les trajectoires de décarbonation.

La deuxième lame de fond est la nécessaire transition écologique, qui elle aussi va modifier les emplois, les compétences et parfois leur localisation dans de très nombreux domaines : agriculture, agro-alimentaire, industrie, énergie, BTP, transports, gestion de la ressource en eau, gestion des déchets, services…

Elle représente trois défis sur le plan social. Tout d’abord, l’accès à l’électricité, au chauffage, à l’énergie, et à l’eau à des coûts acceptables pour l’ensemble de la population. Nous l’avons vu au moment du mouvement des « gilets jaunes », dont le déclenchement –même s’il révélait près de trente ans de relégation des zones rurales et péri-urbaines et de baisse du pouvoir d’achat relatif des travailleurs modestes– s’est fait sur une taxe écologique sur l’essence. Nous le vivons avec la hausse importante du coût de l’énergie suite à la guerre de la Russie envers l’Ukraine ;

Deuxièmement, le coût de la transition énergétique. La colère des petits agriculteurs est particulièrement représentative : l’accumulation des normes environnementales et l’interdiction de l’usage de pesticides met à mal un modèle économique déjà fragile, basé sur une production intensive.

Troisièmement, la révolution des compétences. Comment,à grande échelle,permettre à des salariésdu charbon ou du pétrole de devenir des techniciens de maintenancenucléaire ou des installateurs de panneaux solaire ? En outre, la localisation de ces emplois est souventdifférente. Comment accompagner ces mutations de métiers et géographiques ?

L’intelligence artificielle et la transition écologique vont nécessiter une extraordinaire révolution des compétences, qui s’amorce aujourd’hui et va déferler dans les années qui viennent. Le premier ministre de Singapour a estimé que cela représenterait pour son pays l’équivalent de 120 jours de formation par an et par salarié ! L’OCDE estimait en 1987 que les compétences professionnelles acquises e-dans la formation initiale étaient valables en moyenne une trentaine d’années, avec quelques adaptations pour la suite de la carrière.La même étude considère que ces compétences sont désormais valable sen moyenne…deux ans. Et plutôt huit mois dans la tech. L’acte d’apprendre ne va plus précéder l’activité, il devra être intrinsèquement intégré dans les processus de travail, ce qui va bouleverser les processus d’éducation et de transmission. Les organisations tant publiques que privées sont appelées à devenir« apprenantes » et coopératives.

C’est pourquoi, dès 2018, j’ai porté au nom du gouvernement, avec le soutien du président de laRépublique et du parlement, la loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » , qui a permis de transformer l’apprentissage et la formation tout au long de la vie pour tous. Notre réforme a permis le décollage de l’apprentissage, le meilleur pour l’intégration professionnelle et l’évolution des compétences des jeunes : 420 000 apprentis en 2017, plus d’un million en 2023.

L’ouverture du Compte Personnel deFormation (CPF) en euros à 25 millions de français a déjà commencé à changer la donne, à donner à chacun du pouvoir sur sa vie professionnelle : 7 millions de salariés et indépendants l’ont déjà utilisé pour renforcer leur employabilité, obtenir une promotion ou changer de métier. Parmi eux, 80% sont des ouvriers et employés, 50% des femmes,20% des seniors, c’est-à-dire tous ceux n’accédaient pas ou très peu à des formations qualifiantes auparavant. Les français ont bien compris l’enjeu des compétences pour leur futur. C’est aussi un enjeu de performance économique et de justice sociale.L’élévation des compétences est essentielle pour notre compétitivité alors que la France est désormais classée au 25me rang des pays de l’OCDE pour son niveau de compétences générales de la population active, en fort recul. La promotion sociale n’est possible que par l’élévation des compétences de chacun alors que l’ascenseur social est en panne : selon l’OCDE, il faut désormais 6générations en France pour sortir de l’extrême pauvreté et atteindre le salaire médian.

Malheureusement, la constance dans les politiques menées, y compris celles qui réussissent, n’est pas le fort de notre pays. Espérons que les mesures budgétaires et de complexification administrative prises récemment par le gouvernement ne vont pas casser la dynamique de l’apprentissage, du CPF et du plan d’investissement dans les compétences. Dans un monde en pleine mutation, la bataille des compétences ne fait que commencer.

La troisième lame de fond est le changement démographique massif actuel et à venir qui va bouleverser l’équilibre entre le Sud (Global South), très jeune, et le Nord (Global North), vieillissant.

Un africain sur deux a moins de vingt ans. L’âge moyen de l’Inde, avec ses 1,4 milliard d’habitants, est de 27 ans. Cela peut représenter pour ces pays un atout considérable en terme de marché intérieur et une source d’énergie entrepreneuriale remarquable, ou alors un fardeau dangereux socialement si la réponse n’est pas à la hauteur des besoins massifs d’éducation, pour les filles comme les garçons. A défaut, la poussée migratoire sera inévitable.

En Europe, 21% de la population a plus de 65 ans. Amérique du Nord, Russie, Chine et Japon connaissent le même vieillissement de la population, dû au double effet de la natalité en baisse et de l’allongement de l’espérance de vie. En 2040, la France comptera 5,2 millions de plus de 70 ans (INSEE). Autrement dit, les pénuries de main d’œuvre déjà visibles vont s’amplifier, et les besoins en emplois dans l’industrie du care (soins et accompagnement social)vont être en pleine expansion, avec de redoutables questions sur les formations, les salaires, et le financement pour que les services soient accessibles à tous.

En termes migratoires, le déséquilibre entre la pénurie de main d’œuvre au Nord et la poussée démographique au Sud va intensifier les mouvements et les tensions, que les gouvernements le veuillent ou non. La question clé sera celle de l’intégration.

Dans les BRICs et les pays en développement, La réalité est contrastée. La mondialisation a permis l’accès à l’emploi« formel » et la sortie de la pauvreté de centaines de millions de travailleurs. Mais les normes sociales internationales font rarement partie des conditions de négociation des accords commerciaux, et sont largement inappliquées dans une partie des pays. La division internationale du travail laisse de côté une partie importante des populations.

Les travailleurs « informels », quasiment sans aucun droit, sans protection sociale et privés de conditions de travail décentes, sont au nombre de deux milliards soit 60% de la population active mondiale, dont une majorité de femmes. Sans oublier la situation tragique des femmes afghanes et iraniennes dont les droits et les libertés élémentaires ont été détruits par les gouvernements autoritaires et théocratiques de leurs pays, y compris le droit à l’éducation et au travail.Autre chiffre insoutenable : l’OIT estime à 160 millions le nombre d’enfants qui sont contraints de travailler et n’accèdent pas à l’école. Certaines situations s’apparentent à du travail forcé ou à un « esclavage moderne», comme chez les ouïghours ou les personnels de maison en Asie du Sud-Est. L’avenir du travail doit passer par l’émancipation économique des femmes et la fin du travail des enfants.

La quatrième lame de fond est de façon évidente le changement du rapport au travail.

Déjà perceptible à petit bruit avant la crise COVID, le phénomène a de façon irréversible changé d’échelle avec les confinements, le télétravail à grande échelle, et la forte baisse du taux de chômage en France grâce à nos réformes.Cette évolution, initiée par une partie de la jeunesse, traverse désormais toutes les générations et les catégories sociales au plan international. Le sujet de la relation au travail cristallise six questions-clés :

- Quel est sens du travail dans l’entreprise ou de toute autre organisation, sa raison d’être, sa finalité pour la société ? Les difficultés de recrutement s’aggravent fortement pour les entreprises les plus polluantes et celles qui « trichent » avec l’ESG(environnement, social, gouvernance) s’il s’avère qu’elles pratiquent le green washing ou le social washing. La cohérence de la raison d’être de l’entreprise avec ses pratiques de gestion de son écosystème, sur le plan territorial comme de la sous-traitance, sont scrutées et analysées.

- Quel est le sens du travail de chacun : est-il utile , sa valeur perçue et son impact reconnu?Quel est l’espace d’autonomie et de marge de manœuvre pour l’améliorer ?Ou est-ce un « bullshit job », simple rouage dans une machine sans boussole, perdue dans les process, les organisations matricielles, la réunionnite et le reporting incessants ? Les conditions de travail permettent-elles de faire un travail de qualité, source de plaisir, de reconnaissance et de fierté? Malgré les difficultés et les risques en terme de protection sociale, beaucoup choisissent de devenir indépendants ou auto-entrepreneurs pour retrouver du sens et de l’autonomie.

- Comment trouver l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle, au quotidien et selon les âges de la vie? C’est devenu une attente majeure, bousculant la place autrefois centrale du travail dans l’existence. Depuis la crise COVID qui a amené chacun à s’interroger sur ce qui était le plus important pour soi, et avec des nuances selon les pays, le développement du « quiet quiting » (l’abandon silencieux) et de la « grande démission » (moins visible en France), en sont des signes forts. Même si le travail reste pour la plupart un élément clé de l’identité et de la réussite sociales, près de la moitié des salariés préfèrent désormais disposer de plus de temps que de plus d’argent, soit pour des raison familiales (enfants, soutien comme aidant d’un parent âgé ou malade), soit pour vivre d’autre passions et engagements (sport, art, voyage, solidarité…),soit par choix d’une vie moins stressante au quotidien.

- L’attente de relations sincères, motivantes et bienveillantes, que ce soit dans l’attitude des managers ou entre collègues, est devenue plus exigeante : l’adage « on rejoint une entreprise, on quitte un manager » n’est pas nouveau, mais cette attente vis à vis de l’entreprise a décuplé alors que les liens sociaux se délitent dans la société et que l’agressivité augmente sur les réseaux sociaux . Pour « embarquer» ses équipes, le manager doit désormais être inspirant, juste, positif, et non plus autoritaire, brutal ou manipulateur. De « petit chef », il doit se transformer en « coach ». Il reste beaucoup à faire…

- La généralisation du travail « hybride »présentiel/télétravail est devenue incontournable pour 40% des emplois où la nature de l’activité le permet. La forte demande de travail « hybride» devient un critère à l’embauche pour accepter un emploi chez les jeunes, dans un rapport de force qui s’est inversé entre offre et demande avec la fin du chômage de masse et les tensions de recrutement.Les entreprises peinent encore à s’organiser pour concilier les avantages du télétravail (meilleure productivité individuelle, concentration, baisse du coût immobilier) et ses inconvénients (perte du lien social ,baisse de la créativité collective) qui nécessitent des temps de regroupement d’équipes. Un risque majeur émerge : recréer une division du travail entre les « cols blancs» qui peuvent télétravailler et vivre une flexibilité choisie, et les « cols bleus » qui sont en première ligne, dans un temps et un lieu contraints, pour des salaires moindres et avec des temps de transports plus longs. La revendication de temps choisi augmente dans toutes les catégories sociales.

- L’enjeu de l’inclusion et de la diversité peut paraître secondaire, ou ne pas être de la responsabilité des entreprises. Il n’en est rien. Il n’est pas de réussite individuelle sans réussite collective, au niveau d’une entreprise ou d’une collectivité comme de la société toute entière. L’inégalité professionnelle entre les femmes et les hommes, les violences sexistes, le racisme à l’embauche et dans la carrière, l’exclusion des jeunes et des seniors, sans parler du rejet du handicap et des personnes avec des problèmes de santé, et le mépris des communautés locales, dessinent un monde absurde où une toute petite minorité serait érigée en modèle et bénéficierait seule d’une possibilité de carrière sans plafond de verre. Les normes sociale sont progressé ces dernières années sur tous ces sujets, notamment en Europe.La pénurie de main d’œuvre que rencontrent tous les pays de l’OCDE va-t-elle être un levier de progrès? On peut l’espérer.

Cela ne se fera pas dans une révolution des mentalités. Il faut « ouvrir les shakras », « changer de logiciel » :la diversité et l’inclusion de tous ne sont pas seulement une nécessité pour la cohésion sociale et la gestion des territoires, c’est une chance, un levier de performance et de créativité. Cela a déjà été démontré pour l’égalité entre les femmes et les hommes qui est un facteur de croissance, d’innovation et de résilience. Sur ce sujet, la France est reconnue comme étant en pointe sur le plan législatif avec la trilogie des lois Copé-Zimermann, Rixain, et celle que j’ai portée. De façon plus large, diversité rime avec succès, coopération avec innovation. Il ne s’agit pas de réduire chacun à son origine posée comme un « problème » ou une « essentialité », mais de refonder l’empathie, le vivre-ensemble, le faire société, et libérer l’initiative collective.

C’est à ce voyage que je vous invite dans mon livre « Engagée » (Éditions Alpha-Humensis), témoignage de mon expérience de ministre, dirigeante en entreprise, diplomate et responsable associative, et avant tout, de de citoyenne engagée avec et pour d’autres pour bâtir ensemble notre bien commun. « Il n’y a qu’une seule Terre, on ne vit qu’une seule fois » disait Antoine Riboud en 1972. Il n’y a qu’une Humanité. Nous tous, après bien d’autres, avant les générations à venir, portons la responsabilité de dessiner le futur du travail.

Alors, engageons-nous, ensemble !

Muriel Pénicaud

voir plus

CatÉgorie :

partager :